Citadelle des Rêves
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 [BG Joueur] Thermidor

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Tenzin
Paysan sarosan
Tenzin


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MessageSujet: [BG Joueur] Thermidor   [BG Joueur] Thermidor EmptyMer 22 Déc 2010, 16:41


[BG Joueur] Thermidor 20-81

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Tenzin
Paysan sarosan
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MessageSujet: Re: [BG Joueur] Thermidor   [BG Joueur] Thermidor EmptyMer 22 Déc 2010, 16:42

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Tenzin
Paysan sarosan
Tenzin


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MessageSujet: Re: [BG Joueur] Thermidor   [BG Joueur] Thermidor EmptyMer 22 Déc 2010, 16:43

ENTREE NUMERO UNE : FIN D'UN SOLDAT REGULIER

Mon regard se fixe sur les poutres en bois de mon plafond. Comme tous les matins, je suis toujours, dès les yeux ouverts, instantanément réveillé, pleinement conscient. Et comme tous les matins, je suis en train de fixer les poutres en bois de mon plafond. Les solides poutres en bois du plafond de ma maison que j'ai montées avec mon voisin bûcheron, un sympathique jeune homme plein de talents, toujours prêt à aider son prochain. Je repousse lentement les draps, pour me défaire peu à peu de la chaleur douillette de mon sommier et de mes couvertures, presque à contrecœur je l'avoue... mais il faut bien se lever, ce que toutefois, je ne fais pas de suite. Je reste allongé, les bras le long du corps, songeant à ces heures supplémentaires de mon existence que je devrais entamer sous peu. Tout d'un coup, l'odeur du pain frais me chatouille les narines. Du fond du lit, je souris. Un bon petit-déjeuner peut suffire à rendre votre journée belle, parfois. Mais un bon petit-déjeuner, apporté à votre réveil par la personne qui occupe votre cœur, vous apporte une certitude : la vie vaut la peine d'être vécue.

J'entends la porte s'ouvrir : elle grince un peu, mais ce son ne m'est pas sinistre, car il n'annonce que la venue de ma chère et tendre. Elle est là, appuyée contre l'encadrement, sa chevelure blonde et bouclée attachée au dessus de son crâne, ses grands yeux bleus, brillants et joueurs, qui me détaillent, et un petit sourire certes un peu moqueur, mais toujours plein de tendresse. Une robe simple avec par dessus un tablier tout aussi simple. Elle est humble, car au fond c'est sa bonté qui la recouvre d'or et de diamants. Elle s'approche de moi, jusqu'au rebord du lit, et se penche doucement. Ses douces mains viennent se poser sur mes épaules. Son sourire disparaît, et la lueur dans ses yeux devient source d'inquiétude. Ses lèvres s'agitent, et elle me crie dessus.


« Relevez-vous ! »

Pourquoi est-ce qu'elle me vouvoie ? Curieuse manière de me souhaiter la bonne journ... Dites-donc, c'est qu'elle me secoue, et fort en plus. Qu'est ce qui lui arrive ? J'essaie de me rattraper aux draps, mais mes mains se referment sur de la boue.
De la boue ?

« Bon sang de bois, relevez-vous ! »

En face de moi, un visage blafard, mal rasé, surmonté d'un casque de fer me postillonne dessus. Chanos. Le sergent Chanos. Où sont passées les poutres en bois de mon plafond ? Où est mon lit ? Où est ma maison ? Où est ma femme ?

« Thermidor, relevez-vous ou je vous jure que je vous laisse crever ici avec les autres ! »

Mes jambes, comme mues par un automatisme, se mettent en marche, et je me lève. Plus de lit, mais une terre fondante et visqueuse. Je me lève dans cette tourbe infâme. Plus d'odeur de pain dans les narines : juste celle de la moisissure, de la boue... et du sang.
Un rêve, évidemment. Un satané rêve.
Je n'ai pas le temps de pester plus longtemps qu'un bruit assourdissant retentit. S'ensuit le souffle d'une explosion qui vient me projeter moi et le sergent au sol. Je vois des éclats de bois voler au dessus de ma tête.

« Mille diables, les voilà qui recommencent ! »

Pas le temps de sombrer dans les songes cette fois-ci. Je me redresse. Le sergent Chanos se relève aussi en grommelant ; il est recouvert de boue, mais ne semble pas s'en préoccuper. D'un geste du bras, il m'indique de le suivre. Nous courons tous deux, ralentis par le poids de nos armures. Je vois des cadavres calcinés à droite. A gauche, des hommes à genoux tentent de se cacher derrière des abris de fortune, d'autres debout se dépêchent dans tous les sens, paniqués. Tout est terne, j'ai l'impression de ne plus pouvoir discerner les couleurs, pas même celle des fluides corporels : mêlés à la mer brune dans laquelle nous pataugeons, leur coloris rouge distinctif n'est plus rien. Non, tout est gris.
Pendant ce trajet où tous semblent s'affoler, j'ai le temps de me remémorer les évènements. J'ai rêvé parce que j'ai perdu connaissance. Je me souviens des combats sur le front. Je me souviens de ces grands êtres à cornes. Je me souviens d'une explosion, je me souviens d'une terrible douleur à la nuque. Et par la suite, je ne me souviens plus. Attendez, si. La ville. Nous devons protéger cette ville pendant qu'elle se fait évacuer. La protéger face aux démons. Aux monstres que nul ne saurait vaincre. Nous tenons une ligne de défense plus au nord, mais c'est le campement lui-même qui se fait attaquer par l'ouest. Et pour une attaque, c'est une attaque : chez les démons, les catapultes sont remplacés par d'affreux sorciers qui nous envoient des boules de feu. Et c'est probablement l'une de ces boules de feu qui m'a assommé.

Tandis que je cours, les bruits s'estompent, les alentours se font plus calmes. Les cadavres moins présents, les hommes plus vivants. Et soudain, de la toile. Une tente. Je viens d'entrer dans une tente. Le sergent Chanos s'approche d'un autre homme. Bien plus propre. Pas de boue sauf sur les bottes. Sa tunique a l'air d'avoir dû lui coûter cher. Le sergent Chanos lui parle. Affolé.

« Capitaine, ça va mal ! Les démons sont arrivés aussi sur le flanc ouest ! Ils ont commencé à nous tirer des boules de feu dessus, les hommes s'enfuient ou crèvent sur place ! Il faut qu'on parte ! »

Le capitaine - dont j'ignore le nom, bien que lorsque je me sois engagé on me l'aie sûrement dit - se tourne vers moi. Pourquoi me regarde-t-il ? C'est le sergent Chanos qui parle, c'est lui qui évoque la situation. C'est lui le sergent. Il s'adresse à lui quand il ouvre la bouche, mais ses yeux me fixent encore.

« - Sergent Chanos, nous ne pouvons nous permettre de rompre la ligne de défense. Nous devons défendre la ville à tout prix, encore une heure.
- Une heure ! Bon sang, capitaine ! On ne peut pas tenir une heure ! On va se faire massacrer jusqu'au dernier ! Il faut sonner la retraite ! »

Le capitaine me quitte des yeux, pour planter son regard dans celui du sergent. J'y vois l'exaspération, semblable à celle d'un fauve piqué par un moustique.

« - Si vous avez trop peur pour remplir votre devoir, Chanos, vous pouvez toujours quitter vos fonctions.
- Capitai...
- D'ailleurs, je ne vous en laisse même pas le choix. Suffit de vos jérémiades. Je vous relève de vos fonctions. Allez voir ailleurs si j'y suis, combattez avec nous, ou fuyez, cela m'importe peu. Vous êtes un bon à rien. »

Le sergent Chanos ouvre sa bouche, balbutie quelques mots incompréhensibles, la referme. Il reste immobile un court instant, puis tourne les talons et sort en trombe. Je m'apprête à lui emboîter le pas quand une voix m'arrête.

« -Vous ! Attendez. »

Je me retourne. Je sais déjà ce qu'il va me dire, après tout. Il va avoir besoin d'un autre sergent. Je vais prendre des hommes avec moi et les mener sur la ligne, remplir le devoir que Chanos aurait dû remplir.

« - Je vais avoir besoin d'un nouveau sergent, soldat. Quel est votre nom ?
- Thermidor, capitaine.
- Et bien maintenant c'est Sergent Thermidor. Je veux que vous preniez une demi-douzaine hommes avec vous et que vous les apportiez en renforts sur la ligne de front. D'autres s'occuperont du flanc ouest. Vous, vous devez les empêchez de nous submerger. Ces satanées engeances démoniaques ne rigolent pas. J'enverrai d'autres contingents rapidement à votre rescousse. Vous allez tenir le coup ?
- Il faut, capitaine.
- Il le faut, oui. Tout ce que vous avez à faire, c'est tenir une petite heure. Allez-y... Nous allons arriver à les vaincre. »

Je ne demande pas mon reste et ne relève pas les mensonges qu'il m'a délivré tels que « j'enverrai d'autres contingents » ou « Nous allons arriver à les vaincre ». Me voilà promu ; je devrais être heureux, mais je n'ai pas le moyen de me réjouir de la nouvelle. A quoi bon avoir un meilleur siège que son voisin si on est soumis à la même torture ? Les pinces et les fers restent les mêmes... Après un bref salut martial, je sors de cette tente qui sent l'état-major à plein nez et je replonge aux enfers. Pas de signes du sergent Chanos, mais il y a un groupe d'hommes avachis sur ma gauche. Six hommes, boueux, fatigués, poisseux, abattus. Parfaits. Je m'approche d'eux. Et je me mets à parler. D'une voix forte, autoritaire. Une voix de sergent.

« - Pas le temps de se reposer, soldats ! Je suis le sergent Thermidor. Vous six, levez-vous et suivez-moi. Exécution ! »

J'ignore pourquoi ils se lèvent, pourquoi ils reprennent leurs armes. J'ignore pourquoi ils m'obéissent. J'ai envie de leur dire de partir, de s'enfuir à toutes jambes. J'ai envie de leur prendre la tête entre mes mains et de leur hurler que quoi qu'on fasse, c'est fini, on va tous crever ici. Mais au fond, à quoi bon ? Ils le savent déjà. Dans leurs yeux, je ne lis que la mort. Le seul ordre que je voudrais leur donner serait celui de se coucher et de mourir tranquille, tout de suite.

« - Nous nous dirigeons sur le front au nord. Il faut encore maintenir l'ennemi loin de la ville afin de permettre l'évacuation. »

Pas un mot. Ils opinent tous du chef, plus ou moins fortement. Je me tourne, et je pars au pas de course. Ils me suivent, docilement. Nous pataugeons dans les flaques et dans la boue. Il fait un sale temps : le ciel est gris, l'air est frais, il y a un vent glacial qui nous transperce à travers nos cottes de mailles. Une brume épaisse nous empêche d'y voir loin, et pour combler le tout, une légère bruine s'est levée. Enfin, je puis pester encore longtemps : il fera quoi qu'il arrive toujours un sale temps à la guerre. Les jours de beaux temps ne sont pas des jours où on s'écharpe jusqu'à répandre nos boyaux au sol. Ces jours là ne sont pas de beaux jours.
Au fur et à mesure que nous approchons de ce fameux front, les bruits s'intensifient. Il y a des fracas d'acier, mais l'on entend surtout les cris. Et soudain, l'épais brouillard ne nous cache plus rien.

Le front est là. Ou plutôt l'abattoir.

Des groupes clairsemés de dix, douze hommes se battent comme des bêtes acculées. Face à eux, des créatures les dépassant d'une tête ou deux, d'immenses êtres aux crânes et aux épaules pointues, brandissent leurs haches et leurs épées noires. Il y a du sang partout, des cadavres partout, et ceux des nôtres se comptent bien plus que ceux d'en face. Toutefois, il n'y a plus au front que quelques démons.
Mais il y a ceux au fond. L'innombrable masse qui attend, les pointes acérées de ses fers levés vers le ciel, et ceux qui agitent leurs mains, psalmodient, et lancent les sphères ardentes. J'en vois un tendre le bras, et cracher sa boule de feu qui, décrivant une courbe légèrement oblique, percute un homme dans son dos. Il est projeté au sol, et son corps prend feu. Il hurle, mais c'est de courte durée : un coup de hache arrête net sa plainte au fond de sa gorge.
Je serais resté à contempler ces démons longtemps si je n'avais pas vu les autres. Pas des démons, non. Des comme-nous. Des humains. En face. Ils nous pointent de leurs flèches, bandent les cordes de leurs arcs. Je hurle.

« A COUVERT ! »

Je m'agenouille, le bouclier dressé devant moi. Un premier choc fait vibrer le bois. Une flèche. Une flèche tirée par un humain contre un humain. Pourquoi sont-ils en face ? On leur a promis quoi ? La vie sauve ? De l'or ? Du pouvoir ? Est-ce que ce sont des esclaves, ou est-ce qu'ils sont là de leur plein gré ? Un second choc fait vibrer le bois. Une seconde flèche. Plus rien ensuite. La salve semble terminée, aussi vite qu'elle a commencé.
Lorsque je redresse ma tête, c'est pour voir une meute de corps rougeâtres nous charger. Je me lève à mon tour. Je ne suis pas peu fier d'être grand homme : j'ai presque l'impression de faire leur taille. Mais je sais que ce n'est pas le cas pour les autres. Aussi je me dresse, de tout mon être. D'un coup d'épée raclant le cuir de mon bouclier, je brise les flèches qui y sont plantées. Je vois ces horreurs qui me foncent dessus, je vois cette marée de sang montante, avide de m'y noyer. Et je hurle. Mon ordre résonne aussi bien pour eux que pour les miens.

« Massacrez-les ! Je ne veux en voir passer aucun ! »

Je ne sais pas pourquoi j'ai crié cela. Je ne sais pas si mes hommes ont survécu à la pluie de flèches. Tout ce que je sais, c'est que le premier démon à m'atteindre va subir mon plus immense courroux. Il fait ma taille. Il a le ventre qui déborde par dessus sa ceinture, et deux vilaines cornes droites au dessus des yeux. Il brandit une épée au dessus de sa tête, mais il ne l'abat pas assez vite. Je me jette à sa rencontre, en avant. Ma lame plonge dans sa gorge : la pointe acérée appuie contre la peau jusqu'à la percer, s'enfonçant dans le liquide rougeâtre qui se répand en tous sens, la chair est percée de part en part, et bientôt l'os se fait sectionner net. Du liquide rouge sur une peau rouge. Toute cette mort, même dans le plus violent des combats, semble être dans l'ordre des choses. Je percute ma victime de mon bouclier et son corps vient bousculer le démon derrière lui. J'ai à peine le temps de voir celui à ma gauche se faire transpercer l'abdomen par une lance qu'un beuglement me fait me tourner à droite. Une sorte de géant me toise pendant une demi-seconde avant d'abattre sa massue sur moi. Je me réfugie sous mon bouclier, mais la puissance du coup me fait tomber à genoux. Mon épaule vibre, mes os crient de protestation. Je me redresse, et je lui mets un coup d'épée dans la cuisse. Le fer mord et la chair s'envole dans une gerbe écarlate. Il ne bronche même pas, et me renvoie sa massue à la figure. Je parviens à l'éviter de justesse en m'écartant à gauche. Je percute quelqu'un, mais je ne peux pas me retourner. Il faut que je tue ce monstre, où il va m'écraser comme un vulgaire insecte. Je n'ai pas le temps de me retourner.
Je me rue à nouveau en avant alors que l'affreux géant dresse sa massue, et j'enfonce mon épée là où aucun homme ne voudrait qu'on la lui enfonce. Je sens que la lame trouve son chemin dans les méandres de sa virilité à présent perdue. Et, cette fois-ci, il bronche. Il hurle, même. Je peux sentir dans ce cri toute la douleur d'un homme. D'un homme ? Non, c'est un démon. Un démon qui souffre et qui mérite cette souffrance. Un démon châtré. A la suite de cette réflexion qui m'aurait presque arraché un sourire, je reçois un coup de poing qui me décolle les pieds du sol. Je m'effondre plus loin, avec l'impression que toutes mes dents vont tomber. Le sourire peut attendre.
L'odeur du pain chaud me revient aux narines, et je vois à nouveau les poutres en bois du plafond de ma maison. Je suis sûr que si je tourne la tête à côté, je verrai ma femme. Ma tendre... non. Non ! Je ne peux pas sombrer à nouveau, pas en plein champ de bataille. Je rouvre les yeux. La pluie, les odeurs horribles, les sons criards. Les cadavres. Je suis à nouveau réveillé, à nouveau dans le cauchemar. Tout va bien.
Lorsque je me redresse, c'est pour voir le géant démoniaque tomber dans une complainte. Pas le temps de me réjouir. Je me relève totalement et je plonge à nouveau dans la mêlée, l'affreuse et ignoble mêlée. Un autre démon se présente face à moi. Ses cornes tournent sur sa tête, à la manière de celles d'un bélier. Il m'abat son épée dessus, mais je me protège de mon bouclier. J'essaie de lui percer le flanc de ma lame, mais il esquive mon assaut, et réussit à me frapper dans les côtes. Une grande douleur me prend sous la maille et sous ma tunique : l'onde du choc se répand sur ma peau, murmure du geste de haine qui vient de m'être livré. Je flanche et je tombe, sur le dos. Le démon s'approche de moi pour m'achever. Il abat une première fois son épée sur ma tête, mais mon bouclier me protège. Alors que je m'apprête à me réfugier derrière une seconde fois, il tombe à genoux. Je crois apercevoir un de mes hommes dans son dos ; ni une, ni deux, je redresse mon buste et lui perce le sien de mon épée.

Je suis assis dans un mélange d'eau, de terre et de sang. J'ai le cadavre d'un démon à mes pieds, un soldat désespéré en face de moi. J'ai un mal de chien à l'épaule et aux côtes, mais je ne saigne pas, c'est déjà ça. Je me relève. Il le faut. Je resserre mes doigts sur mon épée, hoche la tête à mon soldat, et replonge à nouveau dans la mêlée à ses côtés. Des têtes horribles nous surplombent et nous nageons dans cette mer de corps rougeâtres, dont les vagues cherchent à nous engloutir. J'ai l'impression d'être seul, perdu comme un naufragé dans un océan de sang. Je tranche, je taillade, et je prie pour ne pas être touché, pour ne pas être tué. Mais à qui s'adressent mes prières ? Qui peut m'entendre, dans ce fracas sans nom ?
Je sors d'un coup la tête de cette eau vermeille. Plus de démons. Le dernier s'effondre, guidé par la pression de la poignée de mon épée au creux de son ventre. Les quillons de mon arme pressent contre sa bedaine, l'entraînant au sol dans un dernier gargouillis de souffrance. Ils sont là, à nos pieds. Mais ils sont surtout là, devant nous. Une ligne patiente, à deux ou trois-cent mètres, qui me fixe, l'air interdit. Comme le trou béant d'un volcan, qui s'apprête à entrer en éruption. Nous en avons tué, nous en avons vaincu. Nous les avons certainement surpris en leur montrant qu'une bande d'humains mal fagotés pouvaient décimer quelques uns des leurs. Mais ils sont mieux armés, plus puissants, et plus nombreux.
Je regarde autour de moi. Les groupes que j'avais vu au début sont encore plus clairsemés. Nous sommes peu, vraiment très peu. Des gens se rapprochent : ceux à qui j'ai donné l'ordre de me suivre, près de la tente de ce capitaine. Ils sont vivants, pour la plupart. Couverts de sang, muets. Mais vivants. L'un d'eux sourit. Peut-être parce qu'il est en vie. Il m'adresse la parole et met fin au silence régnant.


« Ils ont reculé, sergent. On les a fait reculer. On a fait reculer ces faces rouges. »

Je sens une boule au creux de mon ventre. Une boule brûlante comme une de ces boules de feu qu'ils nous ont envoyé. Une boule faite d'un mélange de haine et de fierté. Oui, nous les avons fait reculer. Oui, nous les avons vaincu. Oui, les cervelles, les tripes et les os de ces monstres sont répandus sur ces terres, et pas le nôtre. Pas pour l'instant. Ma cervelle, sous mon casque, reprend le dessus sur cette boule d'orgueil embrasée. Elle verse dessus un seau d'eau glacé, une mélasse qui plonge tout mon être intérieur dans le noir complet.

« - Ils ont reculé, oui. Mais ce n'est que pour mieux revenir. Nous avons un semblant de repos, et il faut en profiter. Rapprochez-vous ! »

Non seulement mes hommes m'écoutent, mais aussi ceux plus loin. Les autres groupes s'approchent aussi. Les autres soldats. Qu'est ce qu'ils me veulent ? Ils n'ont pas de sergent ? Ils ont l'air tout aussi perdus, de ce que je vois. Tous avec la même tête. Ils m'écoutent. Ils m'attendent.

« - Qui est le chef ici ?
- C'est pas vous ? »

J'ai envie de rire. D'un rire nerveux, un fou rire, un rire dément, un rire face à tout ce... foutoir. Il n'y a personne ici. Plus personne, pas de hiérarchie. Alors je suis le chef. Probablement parce que je suis le plus grand, le plus impressionnant. Ou parce qu'ils m'ont vu tuer plus de démons que les autres. Ou bien parce que je suis le seul à accepter l'idée que ce sera sous mes ordres que nous mourrons tous.

« Bon, très bien. Je suis le sergent Thermidor, et ici c'est moi le chef. Nous avons repoussé les démons, mais ils vont revenir d'ici peu. Devant, ils sont trop nombreux, et si on reste ici, en terrain dégagé, ils ne vont pas tarder à nous tirer dessus, que ce soit avec des flèches ou pire encore, leurs boules de feu. »

Il est curieux de voir comment ils boivent mes paroles, comme des assoiffés tendant la langue pour une ultime rasade. Ces hommes ici n'ont plus de volonté. Je suis leur volonté.

« Allez, suivez-moi maintenant. On se replie dans la brume : on n'y verra plus rien mais eux non plus, et ils ne pourront pas nous tirer dessus. »

Et l'on se met en route ; le spectacle n'est pas beau à voir : nous marchons, pantelants, à reculons : jamais je ne tournerais le dos à ces horreurs qui nous fixent au loin. Ils ne semblent pas pressés de nous suivre. Peut-être ont-ils vu à quel point nous étions tenaces... Même si ce n'est qu'une illusion. Il s'en est fallu d'un cheveu pour que je ne sois pas tué, et je suis sûr que c'est le cas pour tous ceux encore vivants qui m'accompagnent dans cette brume. Nous n'avons pas été plus forts, nous avons juste été plus chanceux. C'est tout ce que l'on peut espérer dans pareille mêlée sanguinaire. De la chance. Une chance que nous avons eu une fois, et qui ne reviendra certainement pas. Au prochain assaut, nous allons tous nous faire massacrer. Les démons vont nous briser, nous disperser, et ceux qui tomberons entre leurs mains se feront torturer jusqu'à ce qu'ils les noient dans leur propre sang.

Nous voilà dans la brume. On n'y voit plus rien à vingt mètres. Il fait froid. Seul le sentier nous permet de savoir où nous sommes. L'air, semblable à un immense nuage qui nous recouvre, lui, est formel : nous sommes perdus, invisibles au sein du brouillard.

« Ecoutez-moi tous ! Je veux toutes les armes d'hast au centre, en première ligne ! Le reste sur les côtés ! Dès que je vous le dirai, on les charge ! En position ! »

Ils se placent. Maladroitement, avec fracas, mais ils se placent. Que puis-je espérer en face ? Qu'ils soient prudents dans cette brume et nous envoient une avant-garde, un petit contingent que notre attaque massacrera, ou repoussera. Si les démons font leur arrivée en force, nous serons hachés menus dans l'instant qui suivra. Si ce n'est pas le cas, nous serons hachés menus... plus tard. Alors que, moi aussi, je me positionne, un homme me hèle. Le même qui m'a sauvé la vie. Une sorte de tête de fouine avec une calotte en cuir, un petit bouclier et une hache. Le même qui souriait d'avoir survécu tout à l'heure.

« - Vous avez fait une école militaire, sergent ?
- Non, pourquoi ?
- Parce que vous causez comme un officier, sergent. J'veux dire, comme un capitaine ou un général ou quelque chose de placé comme ça. Et ça fait plaisir. J'veux dire, ça rassure. »

Oui, l'ordre est rassurant. Quand celui qui vous dirige a l'air de savoir ce qu'il fait, cela vous apporte du réconfort, même au cœur de la pire des situations. Vous avez l'impression d'être guidé vers un futur meilleur. Vous avez l'impression que le plan de votre chef va forcément marcher, parce que c'est tellement bien réglé... C'est vrai. En position. Suivez-moi. Massacrez-les. A couvert.

Tout ce que vous avez à faire, c'est tenir une petite heure.

Du mouvement dans la brume en face. Le moment est venu. J'aperçois une tête cornue se découper dans le brouillard. Puis deux, trois, cinq, sept, dix, douze... Merde, ils sont tous là ! Doit-on charger ? Ils vont refermer leurs rangs sur nous et nous réduire en miettes. Ils sont trop nombreux, à coup sûr l'armée est juste derrière et on ne la voit pas encore. Nous sommes fichus.

« MAINTENANT ! CHARGEZ ! »

On se rue. Je suis sur le flanc droit, et je cours en direction de ces êtres des enfers. Plusieurs des nôtres hurlent comme des forcenés. Pour ma part, je reste silencieux. Je peux apercevoir la surprise perler dans les yeux injectés de sang de ces monstres sanguinaires. La stupéfaction de voir la proie sortir ses griffes et se ruer sur le prédateur. Et voir un sentiment humain dans le fond de ces yeux me délecte étrangement. Oui, bête immonde, ressent la peur lorsque ma lame va te perforer ton crâne affreux et s'y agiter pour répandre le jus de ton cerveau un peu partout autour de toi. Oui, bête immonde, crains-moi. Crains-nous.
La ligne de lanciers enfonce le groupe de démons et s'y engouffre profondément, le disloquant de part en part. J'abats mon épée sur la première gorge que je croise, et je fais voler une tête. Pris d'une frénésie guerrière, nous venons rapidement à bout de nos ennemis. Les rôles sont inversés, nous devenons les maîtres du champ de bataille, des fous de guerre, des assoiffés de sang démoniaque qui viennent se nourrir sans laisser l'ombre d'une chance à leurs victimes. J'avais vu juste : nous avons affronté une avant-garde, des éclaireurs sacrifiés pour garantir que l'armée toute entière ne sombre pas dans un traquenard. Maintenant qu'ils sont avertis par les fuyards partis prévenir de la petite curée à laquelle nous avons procédé, nous allons devoir rapidement reculer avant de véritablement être encerclés.

« C'est très bien ! Venez, on recule jusqu'au camp. Ils risquent de perdre du temps en manœuvres avant de nous retrouver ; avec un peu de chance, on aura tenu assez pour définitivement quitter la zone. Dépêchez-vous ! »

J'ai à peine fini mon discours que le type en face de moi hurle et s'effondre, une flèche en travers du ventre. Je lève la tête, et j'ai à peine le temps d'apercevoir une volée de traits noirs déchirant l'épaisse purée de pois grisâtre tomber sur nous avant d'avoir à brandir mon bouclier.

« A COUVERT ! TOUS A COUVERT ! »

Facile à dire. Beaucoup n'ont pas de bouclier. Ils se couchent, dans un réflexe, au sol, ce qui n'aide pas. Beaucoup se retrouvent transpercés par une flèche, et crient à plein poumons, s'ils ne meurent pas sur le coup. Beaucoup tombent sous la mortelle pluie. Les démons ont décidé de nous tirer dessus comme des lapins, pour nous forcer à détaler. Et cela va parfaitement marcher. Nous nous faisons tirer dessus. Dans ma tête, les images de ces humains bandant leurs arcs me reviennent. On ne se fait pas tuer par les démons. On se fait tuer par des satanés vendus qui n'osent même pas nous affronter en face.

« Bon sang, si on reste là, on va tous y crever. Repli ! ON SE REPLIE ! REJOIGNEZ LE CAMP ! »

Je me redresse. Le temps de constater que j'ai de nouveau deux flèches fichées dans le bouclier et je me met à faire des pas chassés tout en suivant le sentier qui mène au camp. Je garde ma protection bien levée. Ceux armés de bouclier font la même chose que moi ; ceux sans défenses se contentent de courir de toutes les forces de leurs jambes. Au fur et à mesure que l'on s'éloigne, la pluie perd en intensité. Et, lorsqu'elle s'arrête, je me tourne totalement pour pouvoir courir en direction du camp. Une fois là bas, nous formerons certainement une dernière ligne de résistance, maintiendront un dernier instant les démons, puis nous fuirons par l'est et le sud : les démons entrerons dans la ville déserte tandis que nous nous disperserons. Le capitaine me donnera sûrement un lieu et une date de rendez-vous, maintenant que je suis sergent. Peut-être même que j'aurai le temps de retrouver Chanos.



Mais le flanc ouest n'a pas tenu.

Lorsque nous arrivons, nous ne voyons que flammes et cendres, sur lesquelles nos derniers compagnons défendent leurs derniers instants de vie contre les démons triomphants. Le flanc ouest n'a pas tenu. Débordés, les nôtres ont lâché prise et les démons ont pu enfoncer nos rangs, pénétrer dans le camp et en prendre le contrôle. La tente du capitaine est en flammes, comme beaucoup d'autres. Une fumée noirâtre s'élève dans le ciel, en même temps que les cris d'agonie des derniers défenseurs, et les rires des engeances démoniaques qui leur répondent. Elles sont innombrables, grandes, et puissantes. Nous ne sommes plus qu'une poignée, éreintés, et pris entre deux feux. J'ai envie de pleurer. De tomber à genoux, et de pleurer toutes les larmes de mon corps. Il n'y a plus de repos nulle part. Il n'y a plus rien hormis la mort pour nous, pour nous tous. J'entends une voix tremblante me héler dans mon dos.

« - S... Sergent ?
- …
- Sergent ?!
- … Fuyez. On ne peut rien tenir ici. C'est fini. Fuyez tous. FUYEZ ! »

Ce sont mes derniers mots en tant que chef improvisé en ces lieux maudits. Sitôt dits, je prends mes jambes à mon cou. Nous faisons tous pareil. Je ne me souviens pas avoir déjà autant ignoré la fatigue et la douleur. En revanche, je me souviens des flèches qui sifflaient, des démons qui hurlaient, des explosions des boules de feu, des hurlements de ceux qui se faisaient rattraper. Je me souviens de la main glacée de la mort qui tenta, à maintes reprises, de se refermer sur ma nuque alors que je courais. Et, chaque fois, je me mis à courir plus vite.
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