Texte publié sur le journal EvenementSO (décembre 2005)
Contexte: le maire de Sarosa, Antoninus, a été arrêté et maltraité dans les geôles du Palais.
Témoignage d'une infirmière.
Par Kadok
C'était ce Drane 4 Amoria…
Je relis mes notes pour un article touristique, lorsque j'entends un faible coup frappé à la porte de ma chambre. Je me lève et j'ouvre la porte pour vérifier. Devant moi se tient une femme, les yeux bouffis, le visage fatigué et sans expression. Je la connais. Nous sommes des amis d'enfance. Elle sait toujours comment me trouver lorsque c'est nécessaire. Elle entre sans demander si cela me dérange. Elle s'assied près de la chaise que j'occupais. Elle me fait signe de m'installer. J'esquisse un sourire en songeant: "Qui donc est l'invité?". Cette pensée s'estompe vite. Cette femme a du caractère. Elle est infirmière au château de Roland IV et je l'ai rarement vue le visage aussi fermé. Elle parle enfin, péniblement, la voix cassée, le ton morne et faible. Elle me demande de ranger mes clichés et mes papiers, et de prendre un parchemin vierge. Je m'exécute: on ne discute pas avec elle. Je comprends: elle veut témoigner et ne sait pas à qui s'adresser. Elle est venue vers moi car je suis journaliste, et elle connaît mon intégrité. Je suis prêt, elle n'attend pas. Elle me raconte son récit. Lentement, afin de ne pas avoir à se répéter. Et moi j'écris, aussi vite que je le peux, sans l'interrompre, car je sens l'heure grave et ne tarde pas moi aussi à plonger dans le même état d'esprit qu'elle. Voici ses paroles, mot pour mot:
C'était hier, Kadok, un garde est venu m'appeler pour soigner un prisonnier dans les prisons du château. Je me suis vite aperçue avec quelle brutalité les gardes traitaient les prisonniers. Tu me connais, Kadok, je suis devenue rouge de colère et je les ai engueulés. Il a fallu que j'arrache trois dents brisées à ce malheureux. Il avait la bouche en sang… mais ce n'était pas le pire. Il était enchaîné, debout, sans pouvoir se reposer, et n'a pas pu se nourrir, alors que sa gamelle était à trois pieds seulement. Aucun garde ne s'est soucié de lui. Aucun ne s'est interrogé: "Tiens pourquoi il ne mange pas sa gamelle?" Mais ce n'était rien encore…
Un prisonnier, réveillé par mes cris de colère, a appelé. Je me suis dirigée vers sa cellule pour voir s'il avait besoin de soins lui aussi. Et c'est là que je l'ai reconnu. Ca m'a fait un choc. Ce n'est plus un homme que j'avais devant les yeux: c'était une épave humaine. Les joues creusées, le teint blafard, les yeux exorbités, les mains crasseuses, les vêtements souillés faute de pouvoir satisfaire ses besoins naturels autrement, des traces de blessures et de contusion sur les bras et le visage. L'homme aurait dû recevoir des soins depuis longtemps. Je n'avais même plus l'envie ou la force de crier ma colère. Je n'étais plus en colère. J'étais… J'avais honte. Honte qu'au château cela soit possible. Honte pour mon Roi, honte pour son Armée. Honte pour nous, les humains. Moi qui croyais que seuls les démons sont capables de cela.
Kadok, j'étais dans la cellule d'Antoninus.
J'ai malgré tout trouvé la force de m'occuper de lui. Je l'ai couché sur une couverture en toile de jute, celle des gardes pour leur quart de repos. Je l'ai déshabillé. C'était pire, Kadok. J'avais la nausée. Je n'ai jamais vu un homme en pareil état, même fraîchement sorti des geôles de la Royal*Vengeance. Des cicatrices, des plaies mi-fermées, mi-purulentes, des entailles crasseuses, des hématomes déjà violacés et noirâtres,... J'ai ravalé ma salive et j'ai entrepris de le soigner et de le soulager des douleurs terribles qu'il devait endurer. Je l'ai lavé. J'ai nettoyé la crasse et le pus accrochés à ses plaies ou même déjà enfouis sous une croûte ou sous une nouvelle peau. Je m'étonne que la gangrène n'était pas encore installée. Antoninus a une santé et une endurance de fer. Je lui ai appliqué un baume apaisant sur les plaies, et j'ai posé les bandages nécessaires. J'ai enduit d'une pâte anesthésiante les hématomes et les zones douloureuses. Cela m'a prit un bon bout de temps, Kadok, le corps en était rempli.
J'ai vu que les traits tirés d'Antoninus se détendaient. La douleur le quittait petit à petit. Il frissonnait. Les geôles sont froides et humides. Je l'ai nourris. A la cuiller. Comme un nouveau-né. J'ai relevé sa tête d'une main et je lui ai donné de la soupe encore bien chaude. Il ne fallait pas qu'il mange trop vite après un jeûne aussi long. J'ai vu, Kadok, j'ai lu dans son regard: il n'a rien dit mais ses yeux disaient merci. J'ai continué à le nourrir. Puis on l'a installé sur un lit de paille. Les gardes ont apporté des vêtements de paysan propres. On l'a rhabillé. Je lui ai posé la couverture. Je lui ai dit de se reposer. Après je ne sais plus. Je me suis encore un peu occupé de l'autre prisonnier. Puis je suis partie dans ma chambre. Et j'ai pleuré, Kadok. J'ai pleuré. Comme jamais. Tu sais que ce n'est pas mon genre. C'était un cauchemar, Kadok. C'était l'enfer là-bas. Le peuple doit savoir. Il faut qu'il sache comment Antoninus est traité. Il faut qu'il sache… Ne me déçois pas.
Comme à son habitude, elle avait fait ce qu'elle avait à faire. Elle s'est levée de sa chaise alors que j'écrivais les derniers mots, et partit sans rien ajouter, pas même un au revoir.